Les humeurs du Scribe en Lotus
L’état du Jardin
Buste plié vers le sol, je contemple mes pieds chaussés de baskets bleu-ciel. Tout autour, en gros plan, la terre. Je suis en opération « Ancrage » au Jardin de l’Etat. Le nez à quarante centimètres du sol, je suis suffisamment près pour renifler une des pelisses de Gaïa. Odeur fraiche de gadoue. Le sol, en taches sombres, nourrit la tenture verte des racines traçantes piquées de feuilles d’un kikuyu débridé. Ici et là, des coroles jaune-vif, pliées par la pluie : les fleurs de l’arbre qui m’abrite du gros soleil d’été, qui est de retour. Le flot de la sueur qui perle de mont front s’est inversé. Moustique sur mon mollet. Le maitre de Chi Gong reçoit le même visiteur, qu’il chasse d’une claque. A son signal, le groupe redresse ses colonnes d’un large geste des bras avant de ramener le ciel dans les poitrines. Fin de la séance.
Mon petit « je suis » est mécontent : « je » n’étais pas « dedans » ! Et mes bras m’ont lâchée durant une posture de maintien à l’horizontale. Hé ho ! c’est dimanche matin, m’ont-ils déclaré avant de s’abandonner de nouveau à l’attraction terrestre. Tu voulais t’ancrer non ? Ok...
Tu n’es pas contente « de toi » ? Tant pis pour toi. Continue de râler ! Une autre partie de moi lâche l’affaire. Mon « je » Le Bienheureux continue donc son super petit programme dominical par un café au snack du Jardin, avec l’amie qui l’accompagne.
Je m’installe avec un déca et un morceau de cake (j’ai craqué, et mon jeune intermittent aussi… Dimanche !) sur une table libre près d’un groupe de quatre femmes. Un porte-document bleu y est posé, que je prends pour un menu. Je l’ouvre. A la première page, une photocopie couleur est glissée dans un feuillet plastique. Je lis le titre de l’article :
« Les pièges de l’égo ».
Ah ah ! Ce n’est visiblement pas le plat du jour. Mais j’adore ce genre de synchronicités ! La vie est vraiment une coquine pour qui sait lire à travers ses lignes. Je devine que le document appartient à mes voisines, car elles ont l’air de discuter très sérieusement en ce jour où même Dieu se repose.
— Ceci est à vous, je pense... Vaste programme ! je commente, en leur remettant leur pochette. Elles acquiescent en riant. Bon courage ! je rajoute, en reconnaissant la noble cause.
Cela fait des années que je le pourchasse, mon égo. Sous tous ses déguisements. Il joue à cache-cache dans ma cour intérieure. Mais il doit redoubler d’efforts ; depuis le temps que je le traque, je commence à les connaitre, ses cachettes. Mais il t’envahit comme la trainasse en été dès que tu t’absentes de ton « Chez Toi ». Comme disait Candide, pas si naïf que ça, « Il faut cultiver son jardin » …
Je termine mon gâteau avec une dernière trempette dans le café lorsque l’une de mes voisines, la plus âgée me semble-t-il, m’interpelle :
- Excusez-moi, j’aurais une petite question pour vous : savez-vous ce qu’est l’égo ?
- Aaah ! c’est là où commencent tous nos problèmes, je lui réponds, du tac au tac.
La tactique fonctionne, car elle continue en acquiesçant :
- Bieeen ! Et qu’y a-t-il au-dessus de l’égo ?
- La Source, je lui dis.
Cela coule de source. Aucun honneur : trente ans de yoga, à viser la réunion avec le Un, le Tout ; à tâcher de faire de la graine brute une fleur dont l’ultime éclosion est le Samadhi[1]. Et j’ajoute : Notre égo trouve sa véritable valeur lorsqu’il se met au service de la Source...
Là, je la « scotche ».
Les trois autres expriment un « Ohhh ! » admiratif.
Silence. Tic, tac, tic, tac. Un ange survole nos tables en battant de ses petites ailes dorées. Je regarde mon amie avec un sourire entendu.
— Et savez-vous ce qu’il y a entre l’égo et la Source ? reprend-t-elle.
J’ai l’impression de passer un examen de Conscience ! Coup de chance (ou manque de bol), mon interro dominicale s’arrête là.
— Entre l’égo et la Source ? Hum… je réfléchis un peu et conclus : Je ne sais pas !
— Eh bien, il y a le Moi Supérieur, énonce-elle doctement.
Ahhh !
A mon tour de poser des questions. Ce groupe m’interpelle. Vous travaillez, ou c’est une rencontre informelle entre amies ? Les deux ! Elles font des jeux de rôles. Intéressant ! Faire jouer nos petits personnages pour les révéler et débusquer le chef d’orchestre dans sa fosse. Du beau jardinage intérieur. Une activité que l’on devrait proposer à la fac, au lieu d’enseigner Freud…
Mais bon, il est temps de remettre les corps en mouvement.
Bonne continuation ! Je les laisse à leurs travaux dirigés, et nous nous dirigeons les bassins avec mon amie et sa fille, qui veut voir les carpes. De véritables monstres à moustache albinos évoluent dans le rectangle de la pièce d’eau centrale, entre les buissons de papyrus et les gerbes de lotus. « Mais non ! Ce ne sont pas des « monstres », ce sont des poissons, dit la fillette. Un point pour l’enfant. La vérité sort de leur bouche.
Enfin, mon amie se dirige vers la sortie. Je m’attarde et profite de mon statut de citadine en immersion verte. J’ai aussi quelques prélèvements à faire pour mon combattant Roby. Il m’a réclamé une rénovation de son jardin aquatique. Je mets dans une timbale en papier remplie d’eau quelque lentilles d’eau, une minuscule laitue (Roby vit dans un aquarium, pas dans l’étang de Saint-Paul) et deux branches d’élodée flottante, qui passe pour lutter contre les mauvaises algues en absorbant les nutriments excédentaires. Je me dirige vers un dernier bassin, fiché d’une fontaine centrale où un angelot porte une coupe d’où jaillit une eau verdâtre. De loin, je reconnais alors les dames-de-la-pochette-à-l’égo et mon examinatrice, qui discoure en contemplant la statue. A mon approche, soudain, elle se tait. Je leur souris. Vous avez perdu une collègue ? je lance en blaguant une fois arrivée à la fontaine (elles ne sont plus que trois). Mon interrogatrice me répond assez platement : Oui, elle est partie. Truisme. Je me penche au-dessus du bassin et récolte une autre plante aquatique inconnue, qui ressemble à un mini anthurium. Le silence devient pesant, meublé heureusement par le clapotis des éclaboussures. Visiblement, je gêne. L’énergie de l’instant est brouillée, à l’instar de la surface de l’eau. Je file vite avec ma récolte. Bonne journée ! Mais le Moi Supérieur de mon interlocutrice en chef n’a pas envie de me répondre. Tu causes trop, commente mon petit persifleur intérieur, un peu vexé d’avoir pris un vent.
L’Alizé agite les branches des arbres du Jardin de l’Etat. Pas de hasard. Il faut cultiver son jardin.
Yodalex
« Pensez moins, rêvez plus ».
« Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches.
- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, 1759.
[1] L’éveil de la Conscience pour les yogis.